De l'hospice à l'hospice.

 Pour les pauvres, l'administration supplée à l'absence de mémoire familiale.

Voyez cet Alexis VICTOR, de qui j'ai hérité le nom, personne ne m'en a parlé, pas plus que de Théodore son fils, mon arrière-grand-père. J'ignorais l'existence du frère de mon grand-père, Henri, qui habitait pourtant Paris et a été témoin des deux mariages de mon grand-père. Pour Henri, en y réfléchissant, il s'agit peut-être d'une omission volontaire de mon père. Il m'a parlé très tard dans sa vie et avec amertume d'un oncle ou grand-oncle qui avait un bar à clochards vers la rue Jeanne d'Arc dans le 13e, René a dit "il avait monté. Avant il avait un bar à gangsters", "il avait une arme sous le comptoir". En 1946, Henri était marchand de vins rue Saint-Martin, est-ce cela?

Des aïeux de mon grand-père Armand Victor, j'ai n'hérité que d'une seule photo en format carte postale, légendée "le père d'Armand" dans un album.

Tous les autres renseignements viennent des registres de l'administration: état-civil - comme tout le monde - registres militaires et registres de l'hospice - ça c'est pour les pauvres. Il n'existe pas de photos d'Alexis, mais la préposée aux admissions décrit les vêtements qu'il portait à la naissance.

Le patronyme VICTOR, donné au nouveau-né par la préposée aux admissions de l'hospice aura été porté pendant cinq générations en me comptant (sans parler des branches collatérales), trois générations seulement me séparent de lui. Alexis, né de parents inconnus en 1822, a eu deux enfants Théodore et Marie-Radegonde. Théodore a eu lui-même deux enfants de son premier mariage, Armand et Henri, et sept de son second. Armand VICTOR a jusqu'à preuve du contraire un seul fils, René mon père. 

Que savons-nous ainsi de Théodore et de son fils Armand? Qu'ils ont été soldats musiciens¹ tous les deux et qu'ils ont tenté de gagner leur vie comme musiciens une fois rentrés dans le civil avec un succès plutôt modeste.

Ils ont quitté leurs villes natales respectives, Poitiers et Angoulême, se sont mariés avec des couturières , puis ont divorcé et se sont remariés à Paris ou tout près. Une véritable exemple à l'appui de la théorie de la reproduction sociale et psychologique. Mais l'exemple ne fonctionne pas avec Alexis.

 

Armand soldat musicien

 

 

 

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La vie d'Alexis, venu au monde sans rien posséder que des droits à la charité publique, a d'abord été une lutte pour survivre. A l'époque, dans sa région 38% des enfants abandonnés mouraient^2. Il est placé succèssivement dans trois familles à Frozes et Latillé. Le premier placement dure une semaine, le deuxième dure jusqu'à sa 6e année, le troisième jusqu'à ses 12 ans.

Latillé  http://www.latilleactualites.com/ 

https://www.flickr.com/photos/mairielatille/  

L'administration n'a pas gardé trace de la suite. Cessant d'être" à la charge du département" à 12 ans, il gagne sa vie dès cet âge comme journalier, jardinier, domestique, terrassier, il ne sait pas écrire^3.A l'âge de 28 ans, il épouse avec l'autorisation de l'hospice (c'était comme ça) Radegonde Vaulard, une jeune couturière d'assez bonne famille campagnarde. Le père de Radegonde  était meunier et son grand-père paternel était "commandant de la garde nationale de la paroisse". Cependant la situation des enfants Vaulard a dû être difficile, la mère de Radegonde meurt alors qu'elle a trois ans et son frère François futur témoin de son mariage, 8 ans. François Vaulard est domestique. Ni lui ni Radegonde ne savent signer.

Paysans de la Vienne

Quoi qu'il en soit, je suppose qu'Alexis avait des qualités pour réussir à fonder un foyer dans les conditions qui étaient les siennes car il semble avoir connu une certaine stabilité. Son mariage ne semble pas avoir été été le fruit de circonstances, en effet les deux enfants du couple sont nés dix ans après, en 1860 et en 1861. Alexis et Radegonde ont vécu toute leur vie à Poitiers. On leur connaît trois domiciles, Théodore naît rue de la Latte, Marie-Radegonde au Faubourg Rochereuil,  le dernier domicile familial est Grand'rue, une rue centrale du vieux Poitiers.

Théodore, mon arrière-grand-père quitte la ville. Il s'installe à Angoulême où il se marie dès l'âge de 19 ans et devient père dans la foulée. Son niveau d'instruction est assez bon, puisqu'il se déclare typographe à son mariage. Ses parents, bien qu'illettrés, semblent avoir soutenu un apprentissage qui lui promettait un meilleur avenir que le leur alors que l'école n'était pas encore obligatoire.

Marie-Radegonde elle aussi quitte la ville , elle se marie avec un sculpteur, fils de sculpteur⁴, également comptable et dessinateur pour vivre, qui vient de Champagne, elle le suit et s'installe dans son village à  Éclaron près du lac du Der. Elle y travaille comme ouvrière pour robes et a 6 enfants dont 4 meurent en bas âge. Son fils Henri, sculpteur et pianiste, meurt au front sur la Somme en 1914. Sa fille aura plusieurs enfants.

 Radegonde décède à l'âge de 60 ans en 1890, Alexis en a alors 67. Demeuré seul, peut-être malade, trop vieux pour travailler, il entre en septembre 1892 à l'hospice général qui l'avait recueilli nouveau-né et y meurt moins de trois ans plus tard.

Le sentiment qui nous vient immédiatement est celui d'une fatalité insurmontable. C'est triste évidemment.. Mais la fin  n'annule pas les accomplissements, même s'ils ont été éphémères. Alexis est mort à l'hospice comme beaucoup de pauvres gens mais il a connu une union stable, il a donné une aussi bonne éducation que possible à son fils, je n'ai pas d'information sur l'éducation de sa fille, sa signature est malhabile, mais elle s'est mariée avec un homme dont les aspirations dépassaient le quotidien de son milieu.Signatures au bas de l'acte de mariage de Marie Radegonde - 1881

Bien sûr il y a des aspects plus sombres: son fils Théodor e, est parti dans une autre ville, puis a divorcé et est parti encore plus loin en région parisienne. A-t-il gardé des relations avec ses parents? C'est peu probable. Marie-Radegonde elle aussi a choisi de vivre loin de ses parents. On peut supposer qu'Alexis et Radegonde dont l'enfance avait été dure, n'ont pas été des parents chaleureux. Peut-être la pauvreté les a-t-elle empêchés de prendre soin de leurs enfants autant qu'il aurait fallu. Alexis était "en voyage" à la naissance de sa flle, par indifférence ou obligation liée à son emploi de domestique?

Théodore s'est désintéressé des enfants de son premier lit. Peut-on en conclure à une incapacité héritée de s'attacher aux enfants? Pour démentir une telle fatalité familiale, un de ses fils, Armand, sera un père tendre et attentif

Voué à la pauvreté et à la solitude, Alexis a voulu une vie à l'égal de tous les autres et il y a réussi pendant une bonne partie de sa vie. Ses descendants ont cherché à leur tour une vie meilleure et tenté de s'accomplir en dehors des chemins que la société leur traçait. Il y a pire destin.

 

 La maison d'Alexis et de Radegonde, 19 grand'rue à Poitiers (au moins à partir de 1880)

 

1. Didier Francfort, Pour une approche historique comparée des musiques militaires, publié dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2005/1(n^o 85) : "La musique militaire est bien une école. Philippe Gumplowicz a mis en évidence le rôle de ces « petits conservatoires du peuple » dans le réseau pédagogique mis en place dans la France de la Troisième République [10] Mais ces écoles ne doivent pas être perçues aujourd’hui, de façon rétrospective, comme un cadre de formation de la seule pratique musicale des amateurs. Il y a bien des passages entre la pratique des amateurs et la formation des professionnels les plus exigeants. "

 Philippe Gumplowicz, Les travaux d’Orphée. Deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), Paris, Aubier, 1987 (réed. 2001), p. 220.

2. Voir le livre de Villermé, célèbre médecin inspecteur du début du 19e s: De la mortalité des enfants trouvés considérée dans ses rapports avec le mode d'allaitement. La chance d'Alexis a été que la Vienne,  l'un des département les plus pauvres de France, a choisi d'avoir des nourrices sur place dans l'hospice. 

La mortalité infantile globale dans les départements voisins du Massif Central est entre 15 et 20% en 1860.

Voir: INED Evolution de la mortalité infantile en France

3. La loi Guizot qui institue une école de garçons dans toutes les communes de 500 habitants n'est votée qu'en 1833, l'école n'est pas obligatoire avant 1881 avec les lois de Jules Ferry. Je remarque que mes ascendants champenois savent signer bien avant ceux de l'ouest, sans doute un signe de l'emprise plus grande des soumissions anciennes dans ces régions. L'instruction des filles a un temps de retard. Le 23 juin 1836, l'ordonnance Pelet incite chaque commune à avoir au moins une école primaire pour filles. En 1981 l'école devient obligatoire sans distinction de sexe.

4. Léopold Geissinger, auteur en 1858 d'une statue de la Vierge ci-dessous