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Merangasse 76
Merangasse76 (Foto AGIS - 2002)
Graz, vue du sommet du Schöckl en janvier 2007. Au centre: le Schloßberg,
montagne du château
J'arrive à Graz pour la première fois en 1964, invitée par une famille amie de mes parents. Graz est la capitale de la Styrie et la deuxième ville d'Autriche. La Styrie se situe tout à fait au sud-est de l'Autriche et du temps de la guerre froide, c'est à la limite orientale du "monde libre".
Cette ville dans laquelle je ne suis pas retournée depuis des dizaines d'années semble s'être modernisée, avec la création d'une île artificielle contemporaine, d'un parc de sculptures contemporaines, un nouveau musée. Son centre ville est en zone 30. Graz est inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO. C'est une ville qui peut se comparer par sa population et ses caractéristique à Strasbourg où j'habite maintenant.
En 1964, quand je la découvre, tout me semble antique, différent, autarcique. Les magasins sont désuets, les mœurs traditionnelles, les trams datent d'avant-guerre. La Mitteleuropa m'enveloppe et me saisit. Ce n'est pas la joliesse des maisons renaissance qui m'impressionne le plus, c'est une ambiance particulière résultant de l'âpreté des conflits passés et présents malgré l'esthétisme paisible du cadre, la violence des oppositions me fascine. Tout cela se perpétue sous le couvert du charme superficiel du folklore. E. Jelinek et bien d'autres l'ont décrit depuis. C'est alors que je perds mon inconscience occidentale et m'initie à la profondeur et à la complexité.
C'est en Autriche aussi que j'ai appris à haïr (voir Thomas Bernhard).Merangasse 76, c'est là que Georg habite au premier étage chez ses parents, il m'y invite un après-midi. J'y arrive en jeune parisienne de 16 ans maquillée et qui fume, je suis invitée dans leur salon spacieux au mobilier sombre. Nous sommes servis à une table de thé près de l'une des hautes fenêtres par la mère de Georg qui se retire discrètement. Les fenêtres sont garnies de longs rideaux de dentelle. Je fais un trou de cigarette dans l'un d'eux et n'ose l'avouer.
Une bibliothèque recouvre le mur dans l'angle opposé, une grande table ronde est placée devant. Plus tard, j'explorerai cette bibliothèque et y trouverai un exemplaire de Mein Kampf dédicacé, je mangerai aussi régulièrement à cette table présidée par le "alte Herr" (vieux monsieur, surnom affectueux), Georg A. M.M. von W., la république autrichienne instaurée suite la chute du Reich a aboli le "von" mais il reste présent aux esprits. Georg, mon futur mari, est né en 1944 et n'a qu'un seul prénom contrairement à son père, on l'appelle souvent par son diminutif, Jörg ou Jörgi. A table, le alte Herr est servi en premier et a droit à deux boulettes de viande quand les autres n'en reçoivent qu'une, c'est le chef silencieux de la tribu qui se compose de lui, sa femme et des quatre fils dont Georg est l'aîné.
Sur l'acte de naissance de Georg figure le tampon nazi "Stadt der Volkserhebung", Georg a refusé d'échanger cet acte de naissance contre un document plus neutre, il ne croit pas que la dénégation permette de maîtriser le passé.
J'avais vécu dans des logements parisiens exigüs et n'en étais sortie que pour un quatre pièces bas de plafond dans une barre construite à moindre coût, l'appartement ruiné de l'avenue de la République ne compte pas comme exemple d'appartement bourgeois. Chez les parents de Georg, je me sens transportée dans un monde où tout est plus spacieux, plus solide, plus posé, constitué de traditions héritées, même si le présent m'apparaît tout de suite hanté par le passé. Et c'est peut-être encore plus intéressant, une famille au passé maudit! Georg me parlera aussi de son lointain cousin A.W., un célèbre compositeur, dont la musique était interdite par les nazis et qui fut tué par un soldat américain pour avoir allumé une cigarette le soir.
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L'après-guerre a duré beaucoup plus longtemps en Autriche qu'en France. Graz a été occupée par les Russes puis par les Anglais jusqu'en 1955. Le niveau de vie est bien plus bas qu'en France encore dans les années 1960, ce n'est plus le cas maintenant au contraire. Quand enfant, j'allais en vacances vers 1955 à Mariapfarr dans le pays de Salzbourg, les filles de nos hôtes paysans marchaient pieds nus dans la forêt de pins. C'est là que nous avions rencontré une famille très honorable de Graz puisque le mari était Hofrat (une distinction). j'ai été invité chez eux l'été 1964, leur fils HE m'a présenté Georg, son condisciple au lycée. Notre relation devient rapidement intense et peu convenable. Mes hôtes ont été contents de me voir partir et se sont gardés de me réinviter par la suite.
Après une période de relations épistolaires, Georg vient sans prévenir me voir à Paris et y reste à l'hôtel.
Assez rapidement Georg et moi nous marions, sans vraiment le vouloir en ce qui me concerne, lui non plus probablement, et au milieu de l'année 1965, nous emménageons chez les parents de Georg pour quelques mois. Il est convenu que nous poursuivrons nos études à l'université de Graz, lui en Germanistik et moi en Romanistk.
Nous avons eu successivement deux logements à Graz. Le premier se chauffait avec un grand poêle en faïence vert encastré dans le mur de séparation entre nos deux pièces et qui montait presque jusqu'au plafond. Pour prendre un bain, il fallait d'abord faire du feu dans la salle de bain commune pour chauffer l'au dans un chauffe-bain à bois et à charbon. En fait de charbon, nous achetions surtout du lignite stocké sur le balcon, les boulets chauffent bien mieux et plus longtemps mais coûtaient plus cher. Le second appartement était un deux-pièces en location dans un immeuble neuf pour lequel mes parents ont dû payer un droit d'entrée assez élevé. Ce logement ne possédait aucun des éléments de confort habituels dans les immeubles neufs en région parisienne. J'en étais choquée. Le chauffage était fourni par deux poêles à charbon qu'il fallait alimenter avec du charbon stocké dans la cave alors que nous habitions au troisième étage sans ascenseur.
Au balcon de la cuisine de notre logement neuf à la limite de la ville
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En 1965 Graz se trouve aux confins de l'Europe de l'Ouest, séparée de son arrière-pays slovène par la frontière yougoslave mais on la peut passer aisément. Des cousins de la mère de Georg vivaient en Slovénie dans une ferme qui m'a semblé appartenir au 19e siècle lors de mon unique visite. La grand-mère maternelle de Georg qu'on appelle Omi est slovène, elle est petite, d'apparence paysanne. Habitant à proximité, elle vient presque quotidiennement aider sa fille E. à tenir la maison et à faire à manger pour sa famille de 6 personnes à laquelle je m'ajoute pendant 6 mois en1965. E.W. assume par devoir le rôle de femme au foyer mais ce n'est pas sa vocation, elle possède comme son mari un grade académique, elle s'épanouirait mieux dans une activité correspondant à sa formation et à son caractère. Elle avait d'ailleurs des responsabilités dans la jeunesse hitlérienne. Contrairement à son mari, elle s'agite, parle fort et beaucoup.
Omi est énergique et capable. Elle aurait, paraît-il, fait fuir des soldats russes qui voulaient la violer en les invectivant.
Ses manières paysannes contrastent avec la culture paisible affichée par la grand-mère paternelle, Omama. Celle-ci vit non loin de la Merangasse dans une grande pièce sombre meublée de meubles anciens. Assise dans son fauteuil près de la fenêtre, elle écoute de la musique classique grâce à une radio ancienne au coffre en bois. Elle en vante la bonne sonorité. Elle se déplace peu et difficilement, ses repas lui sont livrés par une sorte de cantine privée que nous appelons chez "Frau Karop". Nous allons y manger avec plaisir comme beaucoup d'étudiants.
La vie m'a semblé rude en Styrie, les hivers sont froids, on se chauffe alors au lignite ou au charbon qu'on fait livrer au début de l'hiver, même dans les logements neufs. On rentre aussi les pommes de terres par 50kg ou 100kg à l'automne, c'est plus économique. Quand on fait les courses, "Guten Tag, gnä Frau", on va chercher un petit sachet de Paprika pour le Gulasch, pas de gros conditionnement. Le pain c'est du pain noir, on demande une miche, une demi-miche ou un quart de miche, on s'offre quand même le petit luxe des Semmeln, petit pains blancs. Les bonnes ménagères attendrissent elles-même la viande, font elles-même leur Schmalz (lard blanc fondu, une sorte de saindoux) qui sert à tartiner du pain avec de la moutarde. Quand il y a des morceaux de maigre, ce sont des Grammeln. Plaisirs simples: les Torten, les Wienerschnitzel, la bière Gösser ou Reininghaus, le vin blanc. On est très loin de la société de consommation.
Cette photo de Graz est fournie gracieusement par TripAdvisorLe centre historique est beau et intact, je rends visite à des personnes qui vivent dans des chambres dont murs et le mobilier viennent tout droit du 19e siècle ou même avant. Ce n'est pas encore un luxe. En dehors du centre historique, les rues sont larges et aérées avec de belles façades, partout des jardins, des parcs. L'université reste traditionnelle, sclérosée peut-être, mais je suis heureuse d'avoir encore pu connaître ce qu'était une telle institution avant la massification.
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Les salaires sont bas, les hiérarchies sont pesantes. Des amitiés "brunes" persistent. Le père de Georg a a été interné pendant 4 ans en zone française, une fois libéré il a pu retrouver un emploi grâce à sa famille.
Il n'y a pas eu de dénazification comme en Allemagne. Une sorte de lourd ressentiment pèse sur le pays comme un non-dit mais je perçois aussi une autosatisfaction provinciale bornée qui se satisfait du statu quo. Cependant une révolte se fait jour chez les intellectuels et les artistes, le Forum Stadtpark est un de leurs lieux d'expression. Wolfgang Bauer et Peter Handke font partie du groupe Forum Stadtpark à cette époque. Je ne prétends pas être d'objective ou exhaustive, je restitue mes souvenirs de très jeune femme découvrant cette société avec étonnement. Ma formation insuffisante et mon absence de réflexion préalable ne me donnaient aucune clé de compréhension. J'ai beaucoup appris de Georg et de ses relations mais j'ai aussi reproduit des jugements sans vraiment les comprendre. Toujours est-il que je partageais sincèrement la révolte de Georg et de ces milieux que je côtoyais sans y être intégrée.
Georg a écrit des critiques culturelles pour la Neue Zeit, journal socialiste dont le rédacteur en chef Harald Kaufmann, s'est montré d'une tolérance admirable. En effet les textes de Georg sont devenus de plus en plus obscurs jusqu'à être incompréhensibles. Le Tagespost, quotidien conservateur qui défendait les valeurs traditionnelles était l'autre quotidien à avoir une page culturelle. La Kleine Zeitung, journal populaire n'était beaucoup moins concerné par ce domaine. La Neue Zeit et le Tagespost ont cessé leur parution depuis longtemps, seul subsiste la Kleine Zeitung.
Lorsque j'ai quitté Graz en catastrophe fin 1967 pour rentrer en France, j'étais définitivement immunisée contre toute langue de bois et contre les manipulations par le discours.
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Tags : Merangasse, Graz, Forum Stadtpark, 1965
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