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René un désir de revanche
Mon père, René Victor, est né le 2 septembre 1919, sa mère, Aimée Beaufort, le reconnaît en 1920. A cette époque, lorsque l'enfant était né hors mariage, il n'était légalement l'enfant de sa mère que si celle-ci le reconnaissait en mairie mais peu de femmes le savaient. Son père, Armand Victor, l'a reconnu et l'a présenté à la mairie pour la déclaration de naissance. A l'âge de 16 ans, il a fini par être légitimé par le mariage de ses parents.
Aimée Beaufort, vivait jusqu'à sa grossesse chez ses parents vignerons dans son village natal de Bouzy en Champagne. Armand qui vient de l'ouest de la France a été mobilisé pour la guerre et passe à Bouzy, rencontre Aimée... Enceinte, Aimée doit quitter le village et s'installer à Paris dans une chambre de bonne avec Armand. Ils se domicilient alors 76 rue Notre-Dame-des-Champs et semblent depuis avoir toujours habité dans le quatorzième arrondissement à Paris, toutefois leur mariage a lieu dans le 4e arrondissement, ils sont alors domiciliés chez Henri Victor.
Armand est musicien et a plus du double de l'âge d'Aimée qui n'a que 16 ans à la naissance de René. Armand assume sa paternité et se montre aimant avec René qui en retour exprime de l'affection pour son père.
Aimée, n'accepte pas sa maternité, elle reproche à son fils enfant de lui avoir gâché sa vie, elle crie, elle pleure, elle menace de l'égorger dans son lit en brandissant un rasoir* coupe-choux, il ne m'en parlera devenu vieux une seule fois, dans ces termes: la"danse du scalp". Il est terrorisé, il lui en veut profondément mais ne rompra jamais avec elle.
René est un petit parisien, il doit cependant suivre son père Armand qui obtient des contrats dans le midi et emmène sa famille avec lui. Cela dure deux ans, un peu plus peut-être. Ils demeurent à l'hôtel à Juan-les-Pins et ailleurs. René regrette de quitter son école, se sent mal accueilli dans sa nouvelle école, il prend du retard en orthographe et ne le comblera jamais. Il déteste le séjour dans le midi, la chaleur, la promiscuité de l'hôtel.
Le cadre des prises de vue est agréable mais René ne sourit sur aucune des photos.
Finalement Armand, Aimée et René regagnent Paris et René passe le certificat d'études. Il voudrait prolonger sa scolarité et devenir chimiste mais sa mère s'y oppose et le met en apprentissage dans une menuiserie pour qu'il rapporte de l'argent. Que dit son père? René n'a pas envie de faire de la menuiserie, il fait des expériences de chimie avec son copain Henry dans une cabane de jardin qu'ils ont failli faire sauter ou qu'ils ont peut-être même fait sauter. Finalement il change de métier et devient ouvrier ajusteur. Il suit des cours du soir.
La situation d'Armand devient précaire, Aimée m'a confié qu'il devait parfois aller sur le terre-plein du Bd de Montparnasse attendre avec d'autres musiciens sans emploi d'être embauché pour quelques soirées. René m'a souvent raconté que son père lui disait de ne surtout pas devenir musicien. Armand était amer, candidat à l'orchestre de l'opéra, il n'aurait pas été pris par manque de relations. Cela ne l'empêchait pas d'être loué par tous pour sa gentillesse et son esprit de camaraderie.
Par la suite, René continuera à fréquenter un des camarades d'orchestre de son père, de Maurizi, pianiste et auteur de musique de variété, surtout de la Doina Voda qui lui a assuré des revenus pour le reste de sa vie.
Mes parents m'emmèneront durant mon enfance déjeuner chez lui dans leur appartement du rez-de-chaussée de la rue Étienne-Jodelle, nous l'écoutions jouer le Erlkönig de Schubert ou l'Appassionata sur le grand piano à queue du salon. De Maurizi était un bon pianiste, il savait écrire la musique et éditait ses compositions. C'était aussi un vrai macho à l'italienne, grand et ventru, il tirait sur son fume-cigarettes pendant que sa petite femme boulotte faisait le service. Sa fille Andrée, Dédé, composait en association avec son père mais je l'ai peu vue. Les souvenirs de ces visites ont été gâchés pour moi par les tentatives du grand homme de me caresser la petite culotte. Mes parents à qui j'en avais parlé n'ont pas fait d'esclandre.
Revenons aux années 1935-45, la famille Victor vit au jour le jour et Aimée abreuve son mari et son fils de reproches. Elle reproche à Armand d'être trop vieux. Il tombe dans l'escalier de la cave et meurt d'une défaillance cardiaque en 1946.
René évoquera très peu sa jeunesse plus tard, et quand il le fera, ce sera avec rancœur, surtout envers sa mère, mais aussi envers l'église catholique qui faisait payer cher les plus gros cierges pour la première communion, une rancoeur universelle. Jamais aucun commentaire affectueux ou élogieux sur un membre de sa famille à part pour son père. Son ressentiment est profond, il a une revanche à prendre et lutte pour y parvenir.
René se marie le 12 novembre 1940 à la mairie du 14e avec Mathilde Vandoorne. D'elle ne je connais rien. Elle vient vivre chez les parents de René qui est réquisitionné pour le Service du Travail Obligatoire* vers 1942. Mathilde reste seule chez les Victor. Selon ma mère, Aimée lui rend la vie impossible et elle cherche du réconfort auprès d'amants en l'absence de son mari. René a pensé à se soustraire au STO mais sa mère l'a menacé de le dénoncer s'il se cachait. Elle avait très peur de la police, des perquisitions, des représailles.
* voir billet de blog
Au STO, René se retrouve dans un Lager (camp) près de Dresde et travaille pour une usine chimique, il y rencontre Louis, le père d’Étiennette, ma mère. En famille Il aimera plus tard raconter des anecdotes sur le Lager quand Louis est là: comment ils volaient du charbon pour alimenter le poêle du baraquement, comment ils se débrouillaient pour rapporter des pommes de terre. Comment ils avaient berné leurs gardiens et saboté le travail quand c'était possible. Il dit avoir vu le bombardement de Dresde. Je n'en sais pas plus. Il a réussi à rentrer à Paris avant Louis et a annoncé à sa femme et ses filles son prochain retour, ils avaient convenu entre eux que le premier à rentrer préviendrait la famille de l'autre.
Comment a-t-il réussi à rentrer? Il n'en a jamais parlé. Louis et René avaient un camarade, Grollier qui habitait Carpentras et qui était rentré bien plus tard car il avait été pris par les Russes. Nous sommes allés plusieurs fois le voir, sa fille ou son gendre était facteur d'orgues.
Étiennette se rappelait l'avoir observé de son balcon de l'avenue de la République arriver d'un pas sautillant, il parlait argot, paraît-il, ou en tout cas comme un titi parisien, avec un accent parigot qui n'existe plus de nos jours. Cela l'a bien amusée et elle a accepté de l'épouser quand il le lui a proposé. Le problème était qu'il était marié avec Mathilde.
Il m'a raconté sur la fin de sa vie comment il avait obtenu le divorce, il en était encore très satisfait. Rentrant d'Allemagne et bien renseigné par des informateurs, il se dirige droit vers l'armoire à pharmacie et y trouve des antibiotiques, à l'époque seuls les américains en possédaient. Il fait comprendre à Mathilde que si elle refuse le divorce, il lui attirera des ennuis et elle doit y consentir, C'est chose faite le 6 février 1946 et le 3 août de la même année, il se marie avec ma mère.
Celle-ci est vierge et ignorante des choses de la vie. René a vécu son enfance parmi des musiciens et au sein de ce qu'il appelle le "milieu" champenois à Paris. J'ai bien connu la tante Suzanne Canot, une cousine proche d'Aimée qui figure en bonne place dans son album photo, elle se faisait entretenir ou pire avant d'obtenir son salon de coiffure à Montreuil, J'ai rencontré plusieurs fois le cousin Ignace et la cousine Juliette, propriétaires d'un atelier à Montreuil aussi, lui ancien mac, elle son ancienne fille. En revanche je n'ai pas connu l'oncle qui avait un bar mal famé rue Jeanne d'Arc dans le 13e et qui gardait un pistolet sous le comptoir.
Bref Étiennette et René n'étaient pas du même monde. La nuit de noces, elle a saigné abondamment, il l'a giflée. Par la suite, je ne pense pas qu'il ait réussi à devenir plus doux malgré son attachement pour elle. Je suis née en septembre 1947, mon père n'était pas là, il ne pouvait manquer l'atelier à ce qu'il a dit. Ma mère a fait une syncope mais finalement nous avons survécu, elle et moi et je leur ai causé beaucoup de problèmes avec ma santé mais passons là-dessus.
René travaille très dur, il lutte pour monter dans la hiérarchie, devenu contremaître, il fait passer le travail avant tout le reste. Il a dû faire le coup de poing pour s'imposer auprès de ses anciens camarades.
René et Étiennette habitent jusqu'à leur départ pour le Canada rue Vercingétorix, "rue Vercin" dans le 14e pas loin de l'appartement d'Aimée, 1 rue Jules-Guesde. Une opportunité s'offre à lui de travailler à Canadair à Montréal. Nous émigrons vers le Canada dans un Super Constellation dont la maquette trônera très longtemps dans notre salon. J'ai 3 ou 4 ans.
Dans le salon d'attente, puis l'embarquement.
A Montréal, nous vivons dans le quartier "anglais" pour échapper aux bondieuseries des catholiques "français"* et aussi parce qu'ils ont un meilleur niveau de vie. Puis mes parents décident de rentrer à Paris. Pourquoi? A cause de la santé de la mère? Pour ma scolarité?
* Sur l'emprise du catholicisme au Québec dans les années 50: l'héritage de Duplessis
Anecdote racontée par mes parents qui avaient une photo, des voitures diffusaient des prières par haut-parleur et les catholiques s'agenouillaient sur le trottoir.
Le retour se fait en paquebot, nous rapportons des meubles américains. Nous arrivons en pleine crise du logement et je dois être gardée quelques mois à la campagne chez Mme Vander (celle qui donnait de la soupe à ma mère pendant la guerre).
René retrouve son ancien employeur Létang et Rémy, passage Josseaume dans le 20e, loue un petit deux-pièces à proximité rue Mélingue avec une reprise de 400 000 Francs. C'est presque insalubre, René refait tout. Il passe le permis et achète sa première voiture, une deux chevaux Citroën. Nous partons en Autriche avec notre nouvelle voiture. Durant les années 50, nous sillonnerons une partie de l'Europe à chaque été. A l'école, quand il faut indiquer la profession de mon père, j'écris "dessinateur".
Deux ans plus tard, il accède à la propriété grâce à son employeur avec un crédit de 20 ans, 6 Villa du Dr Serre à Vincennes. Il est chef d'atelier, puis promu ingénieur maison et directeur technique. Il est sous l'autorité d'un ingénieur Arts et Métiers, M. Leguen qui n'a pas son métier. Lui sait "voir" les plans en trois dimensions.Il devient un spécialiste reconnu des machines-outil.* Étiennette l'aide toujours à corriger ses rapports car son orthographe en s'améliorera jamais suffisamment. Elle lui reproche ses horaires de travail, de lire l'Usine Nouvelle à la maison. Pourtant, il fait l'effort de rentrer déjeuner tous les jours mais son temps est chronométré, pas plus d'une demi-heure entre son arrivée et son départ.
* J'ai trouvé un brevet à son nom: http://patents.justia.com/assignee/etablissements-letang-remy
René va encore parfois rendre visite à son vieux copain Henri, incarnation de l'échec social, il est représentant de commerce, fauché et vit dans un appartement nu. A part Grollier, nous ne fréquentons aucune autre relation de jeunesse. Nous nous lions avec des cadres de notre nouveau quartier, achetons du whisky pour les apéritifs et Étiennette demande à René de surveiller son grasseyement populaire, "tu es vulgaire!" lui dit-elle, surtout quand il sort un "merde" bien gras (ambiance "tontons flingueurs").
René est toujours en complet veston cravate, Il veut changer de milieu social, d'autant plus que ses origines lui rappellent sa mère qu'il déteste mais reçoit tous les 15 jours, Étiennette revendique sa culture et son éducation "bourgeoise", il lui reproche ses livres "intellectuels", d'avoir avec d'autres des conversations qui le dépassent. En plus elle me voue un amour exclusif excessif, je le lui rends évidemment, il me le reproche, il crie, je le provoque, il fait peur, il semble fou de rage. Je ne cède pas.
René écoute l'accordéon à la radio le matin, il a un établi dans la chambre à coucher, il aime bricoler, a monté une cuisine intégrée à l’américaine, fabriqué des meubles et une radio à lampes. Étiennette écoute des Lieder et de l'opéra dont il trouve le chant "pas naturel". elle lit en anglais et en français, elle tape à la machine. En réalité, René a reçu suffisamment de formation musicale avec son père pour apprécier la musique classique en plus du jazz mais il s'oppose. il m'emmène à Montreuil dans un magasin de bricolage et aux puces, j'aime ça. Étiennette a sympathisé avec un vieil homosexuel solitaire et malade en promenant le chien au bois de Vincennes. Elle aussi est malade, il la distrait, La préciosité de cet homme exaspère René qui se sent exclu et il se montre aussi grossier qu'il peut pour le chasser de chez nous. Sa blessure sociale et affective est à vif. A l'époque, ce comportement me révolte.
Nous voici arrivés aux dernières années de ma mère et à mon départ de la maison à 17 ans. Faisons une pause. La suite sera racontée dans un autre billet.
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